VI
LA CONFRÉRIE

John Allday était assis sur un banc de pierre, le dos au mur. Sa petite cellule humide ne comportait qu’un vasistas exigu, trop haut pour que l’on pût voir dehors. Il n’avait pas fermé l’œil depuis qu’il s’était rendu à l’escouade des racoleurs. Et il savait que cette maison d’arrêt improvisée se trouvait quelque part sur la route de Sheerness. Ils étaient passés devant une petite caserne de cavalerie, simple avant-poste abritant une poignée de dragons, mais suffisante, semblait-il, pour permettre aux racoleurs d’aller et venir sans crainte d’être attaqués par des émeutiers cherchant à libérer leurs captifs.

Allday estima qu’il était à peu près midi. Convaincu désormais d’avoir agi à la légère et couru au-devant de graves ennuis, il cherchait à dissiper son malaise. Ses compagnons de détention, au nombre de cinq seulement, lui inspiraient une vague pitié. Des déserteurs, sans doute, mais qui ne devaient pas représenter de grosses pertes pour les navires qu’ils avaient quittés.

Un bruit de pas résonna sur les pavés ; quelque part un homme riait. Il y avait une auberge à deux pas de la maison d’arrêt ; au moment où on l’avait enfermé, il avait aperçu deux jolies filles sur le perron de l’estaminet. Soudain le visita le souvenir de l’auberge de Falmouth, et il se sentit seul, vulnérable. Il songea aussi au temps où il avait été racolé par l’escouade de Bolitho en Cornouailles. Il essayait alors de s’en sortir avec des mensonges quand un canonnier avait aperçu le tatouage sur son bras : canons et pavillons entrecroisés, vestige de son passage à bord d’un vieux vaisseau de soixante-quatorze canons, le Resolution.

Si les choses étaient bien telles qu’il les avait imaginées, ce même tatouage l’aiderait, cette fois, dans la réalisation de ses projets, pourtant peu élaborés. Dans le cas contraire, il risquait de se retrouver sur un navire en partance pour l’autre bout du monde, sans la moindre chance de faire entendre ses raisons ; et même alors, un commandant à court d’hommes risquait fort de faire la sourde oreille.

Et Bolitho, qu’allait-il devenir, sans lui ? Il haussa les sourcils en signe d’ignorance. A chaque nouvel obstacle, il avait supporté le désespoir de son chef. Mais après l’affaire du Loyal Chieftain, c’en était trop : il fallait agir.

Une clef grinça dans la serrure ; la porte s’entrebâilla sur le maître canonnier à l’haleine infecte ; l’officier marinier les regarda et eut avec sa clef un geste définitif :

— Dehors ! Allez vous laver ! Il y a du pain et du fromage, et même de la bière si vous êtes sages.

Il regarda Allday droit dans les yeux :

— Sauf toi. On a à causer, tous les deux.

Allday ne répondit rien. Obéissants, les autres se ruèrent dehors. Le maître canonnier le retardait-il sans raison particulière, ou sa remarque avait-elle vraiment un sens ?

Un homme pénétra dans la pièce humide. Allday le reconnut : c’était un autre racoleur de son escouade, celui qui lui avait adressé la parole en chemin.

— Alors, Spencer ?

L’homme s’appuya à la paroi et le regarda d’un air sombre :

— On s’est mis dans une sacrée panade, pas vrai ?

— J’ai déjà déserté, répondit Allday en haussant les épaules, je recommencerai.

— Ouais, ouais ! fit l’homme, dubitatif.

Il releva son chapeau pour mieux entendre les chevaux qui passaient sur la route au petit trot :

— Avec ces sacrés dragons à tes trousses, tu n’iras pas loin, mon gars !

— Alors, c’est qu’il n’y a plus rien à faire.

Allday baissa la tête. Il voulait réfléchir. Il voulait cacher son regard. Il y avait chez lui quelque chose comme un sixième sens animal, un instinct qui en plus d’une occasion lui avait sauvé la vie, une faculté que Bolitho admirait et respectait, comme il le lui avait souvent répété.

— Voilier, tu as dit ? reprit l’homme.

Allday acquiesça. Pas de problème sur ce point. Il savait jouer de l’aiguille et de la paumelle avant d’avoir eu dix-huit ans. D’ailleurs, il n’y avait pas grand-chose à bord d’un navire qu’il ne sût faire.

— En quoi ça te regarde ?

— Écoute, mon gars, ne le prends pas sur ce ton avec moi !

Allday soupira.

— Allez, tu sais ce que c’est.

L’autre eut du mal à cacher son soulagement. Un instant, il ne s’était pas senti très vaillant, quand il avait vu monter la colère chez son puissant interlocuteur.

— J’aime mieux ça. Il y a peut-être une solution. J’en connais qui cherchent des gars de ta trempe.

Il eut un geste de mépris en direction de la porte.

— C’est pas comme ces rats de cale ! Ça, c’est du gibier de potence ! Du premier au dernier, ils vendraient père et mère !

S’approchant d’Allday, il baissa la voix :

— On part ce soir. Alors à toi de choisir. Tu veux aller croupir sur un autre vaisseau de ligne ou tu préfères qu’on te trouve un embarquement un peu plus…

Il frotta son pouce contre son index.

— …intéressant ?

Allday sentit des sueurs froides lui couler sur la poitrine.

— C’est possible ?

— Pas de question ! Mais oui, c’est possible. Il rit.

— Alors, ça marche ?

Allday, en ramassant sa vieille veste, s’arrangea pour que l’autre remarque le tatouage.

— J’en ai marre d’être enfermé.

— Tu as bien raison ! Mais pas de bêtise, hein ? Si tu trahis ceux qui t’ont aidé, tu regretteras de ne pas avoir été pendu. J’en ai vu qui…

Il se redressa :

— Crois-moi sur parole. Vu ?

Allday repensa au cadavre, sur le pont du Loyal Chieftain, et aux bruits qui avaient couru dans l’équipage du Télémaque : toute la famille de la victime avait purement et simplement disparu. Pas besoin d’être sorcier pour deviner ce qui leur était arrivé.

La porte s’ouvrit sur le maître canonnier.

— Tu peux aller bouffer maintenant, euh… Spencer.

Allday était à l’affût d’un geste de connivence entre eux, mais il ne remarqua rien de tel. C’était un jeu où personne ne se fiait à personne. Était-ce lui, le maître canonnier, qui tirait les ficelles de cet étrange commerce ?

Aucun doute que n’importe quel déserteur aurait accepté de se laisser « aider » ainsi, quand bien même cela l’obligeait à rejoindre une bande de contrebandiers. Rattrapé par une escouade de presse, il pouvait au mieux espérer une vie identique à celle qu’il avait fuie, au pire il écoperait d’un embarquement disciplinaire, avec une centaine de coups de fouet à la clef, pour l’exemple.

Le maître canonnier l’accompagna jusqu’à une longue table en bois nu autour de laquelle les autres dévoraient leur pain et leur fromage comme s’il s’agissait de leur dernier repas sur cette terre.

— Naviguer, Spencer, il n’y a que ça de vrai. Tu ne fais pas partie de cette racaille.

Allday se saisit de l’occasion :

— Tu voulais causer, tu as dit ?

Le maître canonnier empoigna une chope et attendit qu’un matelot la lui remplisse de bière.

— Plus d’importance, maintenant. Ton navire, le London, a déjà appareillé pour les Antilles. Il va falloir que tu te contentes de ce qu’on va te donner.

Quand Allday avait été emmené à bord de la Phalarope, la frégate de Bolitho, il n’y avait pas eu tant de palabres. En quelques heures il était passé d’une petite route tranquille de Cornouailles au poste d’équipage d’un vaisseau de guerre. Il eut un sourire sombre. Tout cela, il l’avait fait avec Ferguson, qui devait plus tard perdre un bras à la bataille des Saintes. Désormais, tous deux étaient attachés à leur maître, par amour plus que par devoir.

Il jeta un regard circulaire dans la cour. On rassemblait les hommes par petits groupes. Le lieutenant faisait l’appel, assisté de plusieurs autres racoleurs.

Il ne put réprimer un sentiment de pitié : pas un seul vrai marin parmi tous ces malheureux… Puis il eut envie de rire : sa propre vie était en danger, et il prenait encore à cœur les intérêts de la flotte !

Oui, quelqu’un tirait les ficelles dans cette histoire. Et si ce n’était pas le maître canonnier, alors qui ? Racoleur ou non, ça ne pouvait être un simple matelot isolé, car sa vie alors n’aurait pas valu un liard : une cour martiale expéditive, quelques prières marmonnées sur l’embelle d’un navire et le bougre se serait vite retrouvé en train de gigoter au bout de la fusée de basse vergue. Non, il y avait des complicités en haut lieu.

Il dévisagea le lieutenant, celui-là même qui lui avait ordonné de sortir de l’impasse pour se montrer. Si Allday s’y connaissait en navires, il s’y connaissait aussi en officiers : ce lieutenant-là était trop bête pour être malhonnête.

— Garde-à-vous ! hurla l’officier. Je ne le répéterai pas.

Le silence s’abattit sur les rangs mal alignés.

— Vu la situation, commença-t-il, vous partirez pour Sheerness à la nuit tombée. Par petits groupes. Et tâchez d’obéir. Je veillerai personnellement à ce que tout désordre soit traité comme une mutinerie.

Il balaya sa troupe du regard.

— Est-ce que je me suis fait comprendre ?

Allday entendit quelqu’un chuchoter :

— Sheerness, au bout de la route ? Par le Christ, Tom, on aura embarqué avant la fin de la semaine !

Une grande silhouette vêtue d’un uniforme à revers blancs sortit d’une des dépendances.

Allday sentit son cœur s’accélérer. Cet aspirant était bien vieux pour son grade. Du même âge à peu près que le lieutenant Triscott, du Télémaque, il était affligé d’un pâle visage maussade et d’une bouche aigre dont les commissures tombaient avec une moue de découragement. Sa nomination au grade de lieutenant avait dû être ajournée plus d’une fois. La haine d’un de ses supérieurs, sans doute. On avait le choix entre des douzaines d’explications.

Allday tendit le bras pour reprendre du fromage et vit l’aspirant lui lancer un regard en biais, ainsi que le matelot qui lui avait fait cette offre.

Eux, bien sûr ! Allday essaya de mettre calmement de l’ordre dans ses pensées, mais il manqua de s’étouffer avec une grosse bouchée de fromage.

Il fallait qu’un officier fût compromis dans l’affaire, même un simple aspirant laissé de côté à chaque promotion.

— Voici M. l’aspirant Fenwick, dit le maître canonnier. C’est lui qui accompagne ton groupe.

Et il ajouta en lui lançant un étrange regard :

— Entre nous, c’est une peau de vache. Fais gaffe où tu mets les pieds !

— Je me souviendrai, répondit Allday en se tournant vers lui.

Regagnant la petite pièce qui tenait lieu de cellule, il réfléchissait déjà au prochain bord à tirer. Si jamais Bolitho avait vent de tout ce qui se tramait, ce serait plutôt à la peau de vache en question de devoir faire gaffe…

Allday eut un large sourire : pas d’erreur sur ce point.

 

Le commodore Ralph Hoblyn remonta de la cabine de la goélette en s’appuyant lourdement sur sa canne d’ébène et jeta un regard circulaire sur le pont supérieur. Bolitho cherchait à lire dans ses pensées. La goélette, de construction hollandaise, avait été rebaptisée Four Brothers ; d’après ses papiers, elle était immatriculée au port de Newcastle comme navire de bornage. Son capitaine et son armateur ne faisaient qu’un : un homme répondant au nom de Darley, qui avait laissé la vie dans le bref et sauvage engagement contre le Télémaque.

A présent, la goélette était mouillée devant Sheerness, un détachement de fusiliers marins avait été assigné à bord pour protéger la cargaison et décourager tout chapardage. Les uniformes écarlates étaient bien visibles sur le gaillard et la poupe.

Hoblyn considérait la grande tache sombre qui souillait : le pont du navire des contrebandiers : elle avait résisté à toutes les tentatives de briquage. Les cadavres des hommes mis en pièces par le feu des caronades avaient été jetés par-dessus bord sans autre cérémonie ; mais la tache de sang ainsi que les bordés éventrés témoignaient encore de la violence de la bataille.

Hoblyn s’essuya la bouche avec son mouchoir. Bolitho avait remarqué que le commodore se fatiguait vite : était-ce parce qu’il n’était plus amariné, ou parce que le pont de cette goélette lui rappelait de façon cruelle son précédent commandement ?

— Je suis extrêmement satisfait, Bolitho, fit-il. Une cargaison intacte, et un fin voilier par-dessus le marché.

Il eut un regard pour le gréement dont les matelots de Paice avaient épissé nombre de manœuvres pendant la traversée jusqu’à Sheerness.

— Je pense qu’il ira chercher un bon prix devant le tribunal des prises. Naturellement, un petit coup de peinture à l’arsenal avant la vente ne lui ferait pas de mal.

— Vous comptez l’intégrer dans la flotte, Monsieur ? demanda Bolitho.

Hoblyn haussa les épaules en grimaçant :

— Il va de soi je serais ravi de me porter acquéreur au nom de Leurs Seigneuries, Bolitho, mais l’argent, c’est l’argent. Que ce soit celui de l’Amirauté ou celui de quelqu’un d’autre…

Il se tourna vers lui :

— …pas de passe-droit !

Hoblyn s’avança jusqu’à la barre du navire et y posa la main d’un air pensif.

— Il faut que je les avertisse sans tarder, ainsi que l’administration des douanes.

— Y a-t-il eu des arrestations à Whitstable, Monsieur ?

Bolitho étudia avec attention l’effet de sa question sur Hoblyn : si elle l’embarrassait, il cachait bien son jeu.

Deux contrebandiers seulement avaient été surpris sur le rivage par une patrouille de dragons qu’Hoblyn avait prévenue de l’éventualité d’un débarquement. Tués dans l’escarmouche, tous les deux.

— Eh oui, c’est bien dommage. Mais vous avez saisi le Four Brothers, et cela fera réfléchir ces voyous. Ils ne recommenceront pas de sitôt.

Il conclut avec un demi-sourire :

— Je crains que vous ne puissiez pas recruter grand monde parmi les prisonniers.

Bolitho regarda, un peu plus loin sur le plan d’eau, le cotre au mouillage. Jamais il n’avait vu pareil changement au sein d’un équipage : tous les hommes étaient en état de choc, ils n’arrivaient pas à surmonter les événements qu’ils venaient de subir. Cinq matelots morts dans la bataille, trois autres qui ne se remettraient probablement jamais de leurs blessures… Dans cet espace confiné, dans cette promiscuité de tous les jours, ces pertes avaient causé un vide que de nouvelles recrues auraient de la peine à combler. De toutes les morts, c’était celle du timonier Quin qui laissait le plus de regrets. Ironie du sort : Quin était natif de Newcastle, port d’attache du Four Brothers.

— Si nous avions pu nous en emparer au cours d’une simple visite de routine, alors…

Hoblyn fit mine de lui toucher le bras mais retira sa main : c’était là une autre réminiscence ineffaçable.

— Pour rien au monde ! s’écria-t-il. Ils avaient ouvert le feu sur un navire du roi. Pas un juge du royaume n’aurait pu leur éviter l’échafaud, et c’est tant mieux.

Recouvrant un peu de sang-froid, il ajouta :

— Patience, Bolitho ! On vous les trouvera, les hommes dont vous avez besoin. Ils sont là, quelque part…

Il pointait sa canne vers le rivage.

— Tous !

Songeant de nouveau à Allday, Bolitho se détourna. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il devait se débrouiller seul, mais cette fois c’était différent. L’ennemi n’arborait nul pavillon, les traîtres pouvaient être partout. Il regarda Hoblyn gagner en boitant une autre écoutille, près de laquelle des hommes gréaient des palans pour hisser des colis à bord, et songea à la révélation du jeune Matthew Corker : la berline cachée dans les écuries. Le commodore était venu au chantier dans une superbe voiture personnelle, ce qui prouvait une fois de plus quel homme riche il était devenu. Mais il ne pouvait y avoir de lien direct entre lui et la goélette : trop dangereux ; n’importe quel membre de l’équipage aurait volontiers témoigné contre ses complices sous promesse de pardon, et personne n’aurait été à l’abri de ce genre de révélation.

— Je vous suggère, conseilla Hoblyn, de faire de votre mieux pour sortir votre Snapdragon au plus tôt. Quelque chose me dit que vous allez avoir besoin de lui. Après vos exploits avec cette goélette, Leurs Seigneuries seront peut-être amenées à dispenser les gardes-côtes de quelques patrouilles, à seule fin de vous les confier…

Il poursuivit en clignant des yeux au soleil :

— Qui sait ? Peut-être aurai-je bientôt d’autres renseignements pour vous…

Il s’abrita le visage de sa main difforme. Sa voiture s’avançait lentement sur le quai.

Bolitho suivit son regard et crut un instant apercevoir dans la voiture la charmante perruque poudrée du valet. Quand Hoblyn s’avança avec précaution vers la coupée, le lieutenant de quart héla le canot amarré le long du bord. Le commodore marqua une pause et regarda une fois encore les bordés de pont éventrés :

— Parlez aux gens de Paice, Bolitho. Je préfère que cela vienne de vous.

Il le dévisagea avec insistance :

— Votre patron d’embarcation, il n’a rien ? Je sais la valeur que vous attachez à ses services.

Une remarque au hasard ?

— Il est à terre pour faire des courses, Monsieur.

Quand Hoblyn descendit enfin dans le canot, Bolitho se sentit délivré d’un grand poids.

« Je donnerais cher pour savoir ce qu’il combine. »

Le lieutenant des fusiliers marins le regardait, impassible. Il annonça :

— Un canot de garde fera des rondes jusqu’à ce que toute la cargaison soit déchargée, Monsieur.

Bolitho le fixa à son tour. Un visage jeune, pas encore marqué. Les mots de Paice lui revinrent en mémoire : Vous, vous êtes un guerrier ! Était-ce donc là l’opinion qu’ils avaient de lui ?

— Bien. Et veillez, je vous prie, à ce que vos hommes n’en profitent pas.

Le jeune homme eut un sursaut indigné.

— Vous savez, on dit que même les fusiliers marins ont le gosier en pente.

Il vit le canot du Télémaque se ranger sous les porte-haubans :

— Je compte sur vous, Lieutenant.

Pendant le court trajet jusqu’au cotre au mouillage, il remarqua que les nageurs l’observaient à la dérobée. Pourquoi ne le regardaient-ils pas en face ? Était-ce crainte ou respect ? Ou bien ils le prenaient pour modèle, afin de calquer leur conduite sur la sienne. Paice l’accueillit à la coupée et le salua en portant la main à son bicorne :

— Tous les blessés ont été évacués, Monsieur. Malheureusement, l’un d’eux venait juste de mourir.

Le lieutenant se dandinait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise :

— Un certain Whichelo, mais ce nom ne vous dira rien.

— Whichelo ? Mais si, parbleu ! C’est lui qui se tenait à découvert à côté de son canon ! Cela me fait de la peine qu’il ait payé la leçon de sa vie.

Bolitho s’avançait vers la descente.

— Puis-je disposer un moment de votre écrivain, ou bien est-il retenu par ses fonctions de commissaire ?

D’habitude, Allday se trouvait là, attentif et disponible, au pied de la descente.

Bolitho se tourna pour descendre à reculons. Il avait le soleil dans les yeux.

— Après quoi nous lèverons l’ancre, monsieur Paice.

Paice demeura perplexe quelques instants. Comment Bolitho pouvait-il rester si serein après ce qui venait de se passer ? Il n’était avec eux que depuis quelques jours et il avait déjà retenu le nom d’un simple matelot ! Paice serra ses énormes poings. Il venait de recevoir une leçon – mieux : un avertissement. Était-il entré trop jeune dans la Marine ? Tout ce qu’il avait vu et fait depuis son premier embarquement en qualité d’aspirant, à l’âge de douze ans, avait émoussé sa sensibilité et sa pitié.

Paice fendit les groupes de marins occupés aux réparations pour aller chercher Godsalve, l’écrivain. Il ne se doutait pas que l’officier supérieur qui venait de le troubler de la sorte était à genoux dans sa petite cabine, tenant à la main, comme un talisman, l’ébauche d’une maquette.

Un guerrier, vraiment ?

Allday fit le tour d’un appentis en bois, à la recherche d’un objet quelconque qui pût lui servir d’arme.

Tout l’après-midi, les six prisonniers avaient marché sous escorte armée sur la route de Sheerness. Au crépuscule, l’aspirant Fenwick, qui commandait le détachement, avait ordonné une halte dans une petite auberge où on l’avait reçu sans chaleur, mais comme un habitué. Les cinq autres prisonniers avaient été escortés vers une dépendance et enchaînés, pour plus de précaution. Quant à Allday, on l’avait mis à part, sûrement à cause de sa qualité de voilier.

Il revint s’asseoir sur une caisse. « Les dés sont jetés », songea-t-il vaguement. Il avait entendu l’aspirant expliquer aux racoleurs, un peu trop fort peut-être, pourquoi il le séparait des autres.

Plus tard, l’homme qui avait tout manigancé vint le trouver avec de l’eau et un quignon de pain.

— C’est tout ?

Allday avait remarqué que l’homme sentait le rhum, et rien n’aurait pu le réconforter davantage qu’une petite rasade.

Cette réclamation fit sourire le maître :

— Les autres n’ont rien eu du tout !

Allday risqua quelques questions au sujet de sa prétendue fuite : comment l’aspirant allait-il s’en expliquer avec ses supérieurs ? Le canonnier leva sa lanterne pour l’examiner de plus près :

— T’occupe ! Tu causes trop. Rappelle-toi simplement ce que je t’ai dit !

Si seulement il pouvait mettre la main sur un poignard ou un sabre d’abordage… Qui sait s’ils n’avaient pas percé à jour son fragile stratagème ? Il craignait même d’avoir été reconnu. Dans ce cas, on l’isolait pour le supprimer une fois la nuit tombée.

En mer, Allday pouvait estimer l’heure à d’infimes indices, comme l’angle de gîte de la coque. Il avait aussi appris à se repérer à terre, d’après la position des étoiles et de la lune : c’est un berger de Cornouailles qui lui avait transmis ce savoir, tout en veillant sur ses moutons, la nuit.

Mais comment mesurer le temps, enfermé dans cette hutte obscure ? Il se sentait de plus en plus mal à l’aise.

Il se demanda à quoi Bolitho s’occupait. Il s’inquiétait pour lui : arrivait-il à se débrouiller ? Mais agir était devenu nécessaire. Il entendit un frôlement dehors et se leva d’un bond.

Le moment de vérité ? Son cœur cognait dans sa poitrine, il essayait de maîtriser sa respiration.

S’ils étaient venus l’assassiner, il se jura de ne pas faire seul le voyage. Par la fente de la porte, il aperçut la lumière d’une lanterne. On tira le verrou, puis un matelot entrebâilla la porte. Derrière la lanterne, Allday aperçut les revers blancs de l’uniforme de l’aspirant. Il ressentit la tension qui régnait tout à coup. Même le matelot n’avait pas l’air dans son assiette.

— Prêt ?

Allday sortit et manqua de tomber quand on aveugla la lanterne.

— Restez ensemble, chuchota l’aspirant.

Puis, s’adressant à Allday :

— Quant à toi, un geste de travers et je t’embroche, par le ciel !

Allday suivit l’aspirant, les yeux fixés sur ses bas blancs. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’il était mêlé à ce genre d’expédition. Ils coupèrent par un terrain accidenté à travers taillis et broussailles ; on sentait l’odeur des vaches dans un pré tout proche. Ayant escaladé un muret de pierres sèches, ils approchèrent de la masse compacte d’un bosquet obscur qui se découpait sur le firmament. Allday n’avait entendu aucun racoleur les suivre. Soudain il se raidit ; il avait mal au dos à force d’attendre la pointe de l’épée qui le transpercerait. Ce n’était que le matelot qui avait trébuché. L’homme étouffa un juron et ils continuèrent leur marche dans l’obscurité, s’enfonçant entre les arbres comme dans une armée de géants silencieux.

Le souffle de l’aspirant se fit plus saccadé ; il devait se sentir coupable, ce qui aggravait encore ses appréhensions.

— On est allés assez loin ! déclara l’aspirant Fenwick en levant le bras. C’est ici !

Allday vit qu’il s’était arrêté près d’une souche à demi carbonisée. Le point de rendez-vous. Combien d’hommes avaient déjà été vendus là ? Le matelot cracha par terre ; un pistolet brillait à sa ceinture ; il tenait aussi un sabre d’abordage au poing, prêt à intervenir. Allday tendit l’oreille. Il croyait entendre le grincement d’un harnais, c’est donc que l’on avait pris soin d’emmitoufler les sabots des chevaux. Où était-ce ? Il écarquillait les yeux, cherchant à percer l’obscurité. Il eut la surprise d’entendre une voix à quelques pas :

— Tiens, tiens, monsieur Fenwick ! De nouveau de sortie ?

Allday tendait l’oreille. Le ton ironique et la douceur de la voix révélaient une certaine éducation. Pas d’accent reconnaissable, pourtant, et Dieu sait qu’il en avait entendu dans les différents postes d’équipage qu’il avait hantés.

— J’ai envoyé un message, balbutia Fenwick.

— Je l’ai reçu. Un voilier, disiez-vous ?

— Oui, un voilier, répéta Fenwick.

Un écolier qui tremblait devant le maître.

— Pas de bêtise, hein ?

— Juste un détail…

Fenwick claquait si fort des dents que c’était à peine si on comprenait ses paroles. L’inconnu prit un ton cinglant :

— Quoi ? Vous montez les prix ? Grave erreur… Je dirais même : votre dernière erreur !

Fenwick ne trouvait plus la force de rien dire.

Allday regardait les ombres. Il s’amusait. L’aspirant avait-il des dettes de jeu, ou était-il victime d’un chantage ? Soudain il se raidit, ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Quelqu’un avait trébuché, quelque part sur sa gauche : le bruit d’une chaussure raclant le gravier. Il ne pouvait voir personne, mais il sentait qu’ils étaient cernés par une troupe nombreuse cachée au milieu des arbres. Fenwick avait dû s’en apercevoir, lui aussi, car tout à coup il s’écria :

— A l’aide ! C’est lui !

Allday se ramassa, prêt à bondir. Puis il comprit que Fenwick désignait le matelot en armes.

— Qu’a-t-il fait ?

La voix était cassante, à présent.

— Il… Il trafique dans son coin, il n’en réfère pas à moi. Je me suis souvenu de ce que vous aviez dit, de la façon dont c’était organisé…

Il ne contrôlait plus le flot de ses paroles.

— Jetez vos armes, tous les deux ! ordonna l’homme.

Aucun des deux ne bougea, mais Allday entendit le cliquetis des chiens que l’on armait. En face, deux ombres se détachèrent, armées de poignards ou de sabres d’abordage.

Le marin jeta son épée par terre, puis son pistolet :

— Il ment ! grogna-t-il. Ah ! le beau gentilhomme ! Ne croyez pas ce qu’il raconte !

Allday attendait. Dans la voix du marin, l’angoisse le disputait à l’insolence.

— Et toi, Spencer, interrogea la voix, si tel est bien ton nom, que fais-tu ici ?

— Je rembourserai ma désertion en travaillant, Monsieur.

— Monsieur Fenwick, quelle situation avez-vous laissée derrière vous, à l’auberge ?

Fenwick sembla pris de court par le changement de ton. Son interlocuteur invisible semblait à présent détendu, presque jovial :

— Je… Je pensais que nous pourrions dire que Spencer s’était enfui…

— Qu’est-ce que je vous disais ? intervint le matelot, écœuré.

— J’ai une meilleure idée.

On entendit un grincement, comme si l’homme se penchait à la fenêtre d’une voiture :

— Pour que la fuite de ce prétendu voilier soit crédible, il nous faut une victime, n’est-ce pas ? Par exemple le cadavre d’un pauvre marin qui aurait essayé de s’interposer…

Deux ombres bondirent en avant. Le matelot gémit de douleur tandis qu’on le forçait à tomber à genoux.

— Tiens !

Allday sentit qu’on lui fourrait dans la main la froide poignée d’un sabre d’abordage.

— Spencer, déclara l’homme calmement, tu vas prouver ta loyauté vis-à-vis de la Confrérie. Ainsi, vous serez plus liés que jamais à nos affaires, toi et le fringant aspirant que voilà.

Allday regarda la silhouette agenouillée. Les autres s’écartaient. Le sabre d’abordage, au bout de son bras, semblait peser une tonne, et sa bouche était toute sèche :

— Tue-le !

Allday s’avança d’un pas. A cet instant, le matelot se jeta de côté, cherchant à attraper le pistolet qu’il avait jeté à terre. Une détonation retentit, suivie d’un éclair qui, comme dans un cauchemar, illumina les silhouettes réunies près de la souche calcinée. Tout s’était déroulé en quelques secondes. Allday grinça des dents en voyant le pistolet retomber sur le sol : la main de celui qui avait tiré était toujours serrée sur la crosse, mais tranchée d’un coup de sabre au niveau du poignet. L’homme continuait à se rouler sur l’herbe en hurlant. Son agresseur leva de nouveau son arme et le cloua au sol avec une telle force qu’on entendit la lame se ficher en terre après avoir traversé le torse.

Le silence retomba. Les chevaux, énervés par ce remue-ménage, frappaient le sol de leurs sabots emmitouflés. Dans le lointain, un chien de ferme aboya. Quelque part, des roues de fer s’avançaient sur un chemin charretier.

Près du cadavre, l’homme se pencha pour ramasser le sabre d’abordage, mais il ne toucha ni au pistolet ni à la main coupée.

Il regarda Allday, qui ne pouvait voir l’expression de son visage :

— Ton tour viendra. Et vous, ajouta-t-il à l’adresse de Fenwick. Voici une bourse pour votre table de jeu.

La voix était chargée de mépris.

— Vous pouvez donner l’alarme dans une heure. A moins qu’une sentinelle n’ait entendu le coup de feu de cet imbécile. On ne sait jamais.

Fenwick vomissait, appuyé à un arbre. L’homme enchaîna avec douceur :

— Je l’aurais bien achevé moi-même, mais…

Laissant sa phrase en suspens, il regarda Fenwick ramasser les armes et la bourse. Puis il ajouta :

— Nous ferions mieux de partir à présent.

Peut-être souriait-il.

— Garde donc ce sabre d’abordage, tu risques d’en avoir besoin.

Allday jeta un dernier coup d’œil au cadavre. Fenwick serait-il la prochaine victime ? Il suivit l’homme à travers le bosquet. Les autres ombres s’étaient déjà mises en mouvement.

Allday avait déjà tué à plusieurs reprises, sous l’effet de la colère, dans la fureur de la bataille, ou encore pour prendre la défense de quelqu’un. Pourquoi les choses, cette fois, avaient-elles été si différentes ? Serait-il vraiment allé jusqu’au meurtre de ce matelot pour prouver sa bonne foi, si l’autre ne l’avait devancé ?

Il ne savait pas. Il décida d’attendre pour examiner la question que tout danger fût écarté.

Comme la roue du destin tournait vite. Tout à l’heure, l’aspirant s’apprêtait à donner l’alarme, bientôt on découvrirait le cadavre. Un simple matelot assassiné par un déserteur en fuite, du nom de Spencer.

Allday repensa à l’invisible inconnu dans sa voiture. Si seulement il pouvait découvrir son nom ! Il s’ébroua comme un chien. Une chose à la fois. Pour l’instant, il était encore en vie. Et la roue tournait vite.

 

Toutes voiles dehors
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